Les fantômes
Peggy fut réveillée par d’étranges chuchotements qui se promenaient dans sa tête comme des souris dans un grenier. Elle crut d’abord qu’il s’agissait d’une transmission télépathique du chien bleu, mais ce n’était pas le cas.
« Allons, se dit-elle, encore ensommeillée. Il n’y a rien ni personne, c’est un effet du gaz. Une simple hallucination. N’y prête pas attention. »
Mais les voix se faisaient de plus en plus présentes. Il lui sembla distinguer un chœur de voix enfantines.
Il ne faut pas avoir peur, disaient les spectres. La Bête n’est pas méchante. Venez nous rejoindre, on s’amuse bien avec elle… Ne restez pas sur le ballon, sautez dans le vide… On vous attend…
Peggy hésitait encore à réveiller Sebastian et le chien bleu, quand les premiers fantômes apparurent, lui coupant le souffle…
D’abord, elle crut qu’il s’agissait d’une bouffée de brume poussée sur le pont par un courant d’air. C’était une fumée épaisse qui devait coller aux doigts comme la barbe à papa.
Peggy écarquilla les yeux, persuadée d’être victime d’une nouvelle hallucination ; hélas, l’image avait une netteté qui la rendait terriblement convaincante.
La jeune fille vérifia qu’elle portait bien son masque protecteur. Malgré tout, elle n’avait qu’une confiance limitée en ces engins vieillots.
« Le caoutchouc en est à moitié dissous, songea-t-elle. Il doit laisser passer du gaz. On n’est pas protégés à 100 %. »
Sous ses yeux, les volutes de brouillard modelèrent des silhouettes humaines : des garçonnets, des fillettes. Au coude à coude, immobiles, ils oscillaient dans le vent, se déformant parfois. Peggy Sue se répéta qu’il s’agissait d’un fantasme dû à la toxicité de l’air. Son masque était fêlé… ou bien sa pastille[27] saturée, ne filtrait plus le poison… En tout cas, elle ne devait pas accorder la moindre importance à ces apparitions stupides.
Au cours du quart d’heure qui suivit, les spectres enfantins continuèrent à se rassembler, couvrant le pont de leur foule silencieuse. Ils étaient une bonne centaine à présent, formant un peloton qui encerclait la tente. Peggy avait beau tourner la tête en tous sens, elle ne voyait plus que cette haie de silhouettes blanches. Elle commença à se sentir mal à l’aise et ferma les yeux.
« Quand je les rouvrirai, ils se seront évaporés, comme ça, hop ! » décida-t-elle.
Malheureusement, quand elle releva les paupières, les fantômes s’étaient encore rapprochés. Leurs traits s’affinaient. Les visages gagnaient en réalisme. Aucune colère, aucune menace n’imprégnait leurs traits. Au contraire, ils souriaient.
Salut Peggy Sue, dirent en chœur les jeunes spectres. Il ne faut pas croire le général Massalia… La Bête n’est pas mauvaise… Elle ne nous a pas dévorés. Elle s’ennuyait, toute seule, alors elle a décidé de se procurer des compagnons de jeu. C’est pour cette raison qu’elle nous a capturés… Nous sommes en bas, avec elle, nous chantons, nous dansons… C’est super ! Viens nous rejoindre… Plus d’école, plus de devoirs… Viens avec tes copains… La Bête sera heureuse de vous accueillir… Viens, il y a de la place pour tout le monde… C’est la fête !
Peggy se boucha les oreilles. Ce fut inutile. Le murmure des fantômes pénétrait en elle par les pores de sa peau.
Les spectres marmonnaient, infatigables, monotones, et leurs voix finissaient par constituer un ronron qui vous poussait aux frontières du sommeil.
« Ils sont en train de m’hypnotiser, se dit la jeune fille. Je dois résister. »
— Taisez-vous ! hurla-t-elle, vous ne me convaincrez pas ! Je ne veux pas devenir la meilleure copine de la Dévoreuse !
Et elle se dépêcha de réveiller ses amis.
Vexés, les fantômes se turent.
— Que se passe-t-il ? s’exclama Sébastian en se redressant.
— Les fantômes… haleta Peggy. La Dévoreuse nous envoie les fantômes des gosses qu’elle a mangés…
— On dirait des bonshommes de guimauve, observa le chien bleu, peut-être qu’on pourrait en faire notre petit déjeuner ?
— Pas de panique, lança Sébastian. Il s’agit encore d’une hallucination. Ces enfants ne sont pas réels.
— Bien sûr que non ! protesta Peggy, puisque ce sont des fantômes !
À présent, les spectres les encerclaient, reprenant leurs murmures. Cette fois ils étaient de mauvaise humeur et proféraient des menaces confuses.
Ils détestaient Peggy Sue, et surtout Sébastian, ce sale petit insolent qui refusait de croire en leur existence.
On ne vous laissera pas faire du mal à la Bête ! bourdonnèrent-ils. Pas question que vous descendiez la tuer. On est là pour la défendre… Ici, on n’aime pas beaucoup les valets du général Massalia.
Déjà ils se mettaient à ramper sur les haubans, s’élevant le long des cordages en direction du ballon. Ils ondulaient, fragiles fumées essayant de résister au vent qui les dispersait. Peggy Sue vit qu’ils avaient levé les bras et crispaient les doigts, donnant à leurs mains la forme d’une serre. Elle comprit tout à coup ce qu’ils voulaient faire : ils allaient griffer l’enveloppe, la lacérer jusqu’à ce qu’elle crève !
— Sébastian ! hurla-t-elle, il faut faire quelque chose ! Ils vont crever le ballon ! Empêchons-les !
— Calme-toi, répéta le jeune homme. Ce sont des images sorties de notre imagination. Ils n’existent pas. La Dévoreuse essaye de nous convaincre de faire demi-tour.
— Comment peux-tu en être aussi sûr ? riposta la jeune fille.
Coupant court à la dispute, le chien bleu s’était élancé. Il mordit l’un des jeunes spectres au mollet.
— Hé ! aboya-t-il, ils ne sont pas aussi immatériels que je le croyais. On dirait du caoutchouc.
— Mais oui, bien sûr ! haleta Peggy Sue. Ils durcissent ! Ils deviennent solides afin de pouvoir s’en prendre au ballon.
D’abord fumée, les revenants se changeaient en d’étranges créatures caoutchouteuses. Dans trois minutes, ce latex durcirait à son tour. Les mains de brume deviendraient solides, leurs ongles aussi durs que des griffes, et toutes ces serres se mettraient à crisser sur l’enveloppe du ballon, cherchant les points faibles des coutures.
— Non, cria Peggy Sue. Ça ne peut pas arriver. Vous n’existez pas !
Ne prêtant aucune attention à ses cris, les spectres poursuivirent leur ascension. Par moments les bourrasques les éparpillaient, désorganisant leur fragile cohérence, mais ils revenaient toujours à la charge, obstinément, comme la fumée d’un feu de camp – une seconde chassée par le vent – reprend sa place.
— Je vous interdis, cria Peggy. Je vous interdis…
Les fantômes se moquaient bien de ses ordres !
Ils grimpaient, rampant à la verticale le long des haubans. Peggy Sue s’assit et se cacha le visage dans les mains, s’efforçant de recouvrer son calme.
Elle devait expulser le gaz qui lui embrumait le cerveau, renvoyer les spectres au néant avant qu’ils se matérialisent davantage.
Quelqu’un lui toucha l’épaule et elle hurla, croyant qu’il s’agissait d’un ectoplasme. C’était Sébastian.
— Les fantômes, balbutia Peggy. Les fantômes…
— Ils n’existent pas, répéta doucement le garçon en tentant de la prendre dans ses bras. Calme-toi.
À la seconde où il prononçait ces mots, les griffes des spectres crevèrent l’enveloppe du ballon qui explosa. Le souffle de la déflagration propulsa Peggy Sue dans le vide.
« Je tombe ! songea-t-elle avec terreur, je vais plonger droit dans la gueule de la Dévoreuse ! »
Et elle s’enfonça en tournoyant dans les ténèbres des abîmes.